Guerre d’Algérie

Ce qu’il faut retenir du rapport Stora remis aujourd’hui à Emmanuel Macron. Commandé en juillet dernier par l’Elysée pour réconcilier les mémoires autour de la colonisation et la guerre en Algérie, le rapport de l’historien Benjamin Stora est remis mercredi à Emmanuel Macron.

Source: France Info

L’historien Benjamin Stora, spécialiste reconnu de l’histoire contemporaine de l’Algérieremet mercredi 20 janvier dans l’après-midi au président de la République Emmanuel Macron le rapport que ce dernier lui avait commandé en juillet pour “dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie”. Si Emmanuel Macron a d’ores et déjà exclu de présenter des excuses ou se repentir, il devrait suivre, selon l’Elysée, l’essentiel des préconisations du rapport. Emmanuel Macron candidat à l’élection présidentielle avait déclenché la polémique en France en qualifiant la colonisation en Algérie de “crime contre l’humanité”.

Ces propos, il ne les regrette pas, précise l’Elysée. “Emmanuel Macron entend regarder l’histoire en face” pour construire une mémoire commune et apaisée, explique-t-on rue du Faubourg Saint-Honoré. Mais il n’y aura pas d’excuse, comme le réclame le gouvernement algérien, pas de repentance. “La repentance est une vanité. La reconnaissance est une vérité. La vérité est dans les actes”, assène l’Elysée. Outre la panthéonisation de Gisèle Halimi, avocate, militante et opposante à la guerre d’Algérie, Benjamin Stora propose une trentaine de préconisations.

Davantage commémorer

Pour impulser une dynamique d’initiatives commune entre la France et l’Algérie, Benjamin Stora propose de constituer une Commission “Mémoires et vérité”, chargée notamment de recueillir la parole des survivants de la guerre, des deux côtés de la Méditerranée. Il invite par ailleurs à poursuivre les commémorations, comme celle du 19 mars 1962, qui avait été demandée par plusieurs associations d’anciens combattants à propos des accord d’Evian, premier pas vers la fin de la guerre d’Algérie. Parmi les autres propositions de commémorations, il propose par exemple la date du 25 septembre, journée d’hommage aux harkis, ou encore celle du 7 octobre 1961 épisode de répression des travailleurs algériens en France. L’historien propose en outre la construction d’une stèle en hommage à l’Emir Abdelkader, au moment du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022, et de restituer son épée à l’Algérie.

Honorer la mémoire des morts

Il s’agira aussi, pour Benjamin Stora, d’honorer la mémoire de ceux qui ont perdu la vie lors de la guerre. En reconnaissant, par exemple, l’assassinat d’Ali Boumendjel, avocat, ami de René Capitant, militant du FNL, assassiné pendant “la Bataille d’Alger” de 1957. Il propose aussi de publier un “Guide des disparus” de la guerre d’Algérie, algériens et européens, et d’intensifier l’identification des emplacements où furent inhumés les condamnés à mort exécutés pendant la guerre. Cela permettrait à l’Algérie, explique-t-il dans son rapport, de poursuivre les démarches entreprises à la fin des années 1960 pour récupérer les corps des Algériens morts en France pendant la guerre.

L’auteur du rapport préconise par ailleurs de faire des quatre camps d’internement situés sur le territoire français des lieux de mémoire. À partir de 1957, des milliers d’Algériens ont ainsi été internés administrativement en France dans le camp du Larzac (Aveyron), celui de St-Maurice l’Ardoise (Gard), celui de Thol (Rhône) et celui de Vadenay (Marne). Il propose d’apposer des plaques à proximité de chacun de ces camps pour rappeler leur histoire.

Renforcer la coopération France-Algérie

Comme condition à l’apaisement, Benjamin Stora pose la condition nécessaire d’une coopération renforcée entre la France et l’Algérie. Ainsi propose-t-il d’achever les travaux du comité mixte d’experts scientifiques algériens et français chargés d’étudier les restes humains de combattants algériens du XIXème siècle conservés au Muséum national d’Histoire naturelle. Il préconise que la France et les autorités algériennes facilitent les déplacements des harkis et de leurs enfants entre les deux pays.

Faciliter le travail d’archive

Il s’agira aussi, selon Benjamin Stora, de faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962, et entendre la parole des témoins de cette tragédie. Une commission mixte d’historiens français, et algériens pourrait en être chargée. Benjamin Stora invite aussi à la déclassification des documents “secrets” déjà archivés antérieurs à 1970. Des facilités de visas et des bourses pourraient être proposées à des étudiants en thèse algériens pour qu’ils effectuent des recherches dans les fonds d’archive en France, et faire bénéficier des étudiants français du même régime en Algérie. Enfin, le spécialiste reconnu de l’histoire contemporaine de l’Algérie invite à la création d’une collection “franco-algérienne” dans une grande maison d’édition pour favoriser la diffusion des travaux des historiens.

Mieux enseigner la période aux jeunes

Il s’agira, selon le rapport, d’accorder, dans les programmes scolaires, plus de place à l’histoire de la France en Algérie. Ainsi, en plus de ne plus traiter de la guerre sans parler de la colonisation, le rapport propose de généraliser cet enseignement à l’ensemble des élèves, y compris dans les lycées professionnels. Un office franco-algérien de la Jeunesse, chargé principalement d’impulser les œuvres de jeunes créateurs, pourrait être créé.

Autres préconisations

Parmi les autres préconisations de Benjamin Stora figurent une invitation à donner à des rues de communes françaises des noms de personnes issues de l’immigration et de l’outre-mer, et inscrire des noms de Français particulièrement méritants, en particulier médecins, artistes, enseignants, issus de territoires antérieurement placés sous la souveraineté de la France. Il préconise aussi l’organisation d’une grande exposition sur les mouvements d’indépendance  et d’un colloque sur le refus de la guerre. Enfin, le spécialiste de l’histoire algérienne propose de créer une commission franco algérienne d’historiens chargée de d’établir l’historique du canon “Baba Merzoug” ou “La Consulaire”, qui se trouve actuellement à Brest après avoir été rapporté d’Alger en 1830, et formuler des propositions partagées quant à son avenir, “respectueuses de la charge mémorielle qu’il porte des deux côtés de la Méditerranée”.

Mémoire franco-algérienne : à Alger, l’opinion demande une réparation à l’écart des récupérations officielles

Dans les rues de la capitale de l’Algérie, nombreux sont ceux qui pensent qu’une véritable réconciliation passe par des « excuses » de la France.

Par Safia Ayache(Alger, correspondance)

Source: Le Monde

« Les excuses, ils peuvent les garder, pour moi ça ne veut rien dire. Moi aussi je peux tuer quelqu’un et réclamer le pardon. Est-ce que vous l’accepteriez, vous ? Non, il faut des réparations financières et morales », lâche tout de go Mohamed, un natif de Constantine, plus grande ville de l’Est algérien.

Ce sexagénaire dont la famille paternelle a vécu à Tébessa, dans l’extrême est de l’Algérie, reste marqué par l’histoire d’un oncle qu’il n’a pas connu. « Le petit frère de mon père est mort à l’âge de 10 ans quand il a explosé sur une mine à Tébessa. Il croyait que c’était un jouet, elle lui a éclaté à la figure. C’est mon autre oncle qui l’a pris sur ses épaules. Ils l’ont amené à l’hôpital mais c’était trop tard, il avait perdu trop de sang », raconte Mohamed.

L’histoire remonte aux années 1950, en pleine guerre d’Algérie, quand la France a installé des lignes de défense, baptisées lignes Morice et Challe, le long de la frontière algéro-tunisienne. A l’époque, l’armée française a posé des millions de mines antipersonnel et d’engins explosifs sur une distance de 460 kilomètres, entre Annaba et Tébessa. L’objectif ? Mettre fin à l’infiltration de combattants algériens, chargés notamment du ravitaillement en armes des maquis intérieurs, depuis les bases arrière tunisiennes de l’Armée de libération nationale.

Selon les autorités algériennes, ces engins explosifs ont fait 4 830 victimes durant la guerre d’Algérie et près de 2 500 autres entre 1962 et 2017, date à laquelle le déminage des zones concernées s’est achevé. Il aura fallu attendre 2007 pour que la France remette aux autorités algériennes la cartographie des mines antipersonnel.

Indemniser les victimes

Du côté sud de la Méditerranée, la question mémorielle revêt toujours une importance significative. Pour certains Algériens, son règlement passe par la présentation d’excuses officielles. « C’est un impératif et je dirais même que ça n’a que trop tardé, après soixante ans d’indépendance », estime Achwak*. Cette trentenaire, qui travaille dans l’édition, est installée à la terrasse d’un café face à l’imposante Grande Poste d’Alger, un édifice néomauresque près duquel les partisans de l’Algérie française se réunissaient régulièrement lors des crises politiques qui ont marqué la fin de la période coloniale.

« Les excuses apaiseront les esprits, mais il y a aussi la question des victimes des essais nucléaires de Reggane [menés entre 1960 et 1966 dans le Sud algérien], qui endurent encore des séquelles. Il faudrait qu’elles soient indemnisées », ajoute Achwak. Sans cela, l’Algérie et la France ne pourront jamais « ouvrir une nouvelle page, poursuit-elle. Ça se transmet de génération en génération. Si quelqu’un a un père qui a été victime, alors il vivra toujours avec ce préjudice porté à l’un de ses parents », soutient la jeune femme.

Pour Mohamed, la question de l’indemnisation des victimes est aussi primordiale. « Les familles des juifs déportés durant la seconde guerre mondiale ont obtenu des réparations financières. Nous attendons la même chose afin que la France sache que la guerre a un coût. »

Mais « si indemnisation il y a, il faudrait qu’elle soit directement octroyée aux victimes », explique Ameur*, un entrepreneur de 27 ans dont les locaux sont situés à deux pas de la présidence algérienne. « Indemniser les victimes des radiations nucléaires, c’est le minimum. Mais ils ne devraient rien donner à l’Etat », poursuit Ameur. Sa famille aussi a été marquée par la guerre d’indépendance algérienne. « Mon père est fils de chahid [martyr], ça l’aiderait de voir que la France reconnaît les faits, mais il n’a pas de ressentiment. Maintenant, nous en sommes à la troisième génération, il faut fermer ce chapitre et aller de l’avant. »

Instrumentalisation

Face à lui, son ami Smail*, 23 ans, ne considère pas les excuses comme un préalable à la réconciliation entre les peuples algérien et français. « La population doit se concentrer sur les relations économiques et non historiques. Pour ce qui est de la mémoire, c’est une question populiste que nos leaders utilisent pour avoir plus de soutien », explique ce jeune diplômé en science politique.

Ameur et Smail, tous deux engagés dans un parti politique d’opposition, pensent que les pouvoirs successifs ont toujours instrumentalisé la question mémorielle. « A l’époque de Bouteflika [l’ancien président chassé du pouvoir en 2019 par le mouvement de protestation populaire du Hirak], les autorités travaillaient déjà sur la récupération des crânes [de résistants à la colonisation tués par les Français dans les années 1840 et 1850, longtemps conservés à Paris], donc ce n’est pas Tebboune qui a demandé et obtenu leur restitution. Mais il l’a bien utilisée pour gagner en légitimité. »

Le chef de l’Etat algérien, Abdelmadjid Tebboune, élu en décembre 2019 dans un climat de contestation que seule la pandémie de Covid-19 a pu atténuer, était présent lors de l’inhumation officielle des 24 crânes restitués par la France. La cérémonie, retransmise en direct à la télévision nationale, a été organisée le 5 juillet dernier, date de la fête d’indépendance.

« Il utilise l’histoire algérienne. C’est aussi pour cela qu’il a choisi le 1er novembre [jour férié marquant le déclenchement de la guerre d’indépendance] comme date symbolique pour faire passer sa Constitution. La récupération a toujours été là chez les putschistes, incluant Boumédiène [figure de la guerre d’indépendance devenue chef du gouvernement puis président de la République]. Tous ces éléments du FLN [Front de libération nationale, ancien parti unique] ont récupéré l’histoire algérienne pour le culte de leur personnalité, pour leurs propres intérêts et non celui du peuple algérien », tranche Mohamed.

Pour sa part, Achwak reste confiante dans la lucidité du peuple algérien. « Le jour où on a rapatrié les crânes, les gens se sont exprimés pour dire que ce n’est pas une faveur qui nous a été faite. La mémoire est collective, elle n’appartient pas à untel ou untel ni au gouvernement. »

Corridas aux arènes de Bayonne

Le tribunal de Bayonne rejette l’interdiction des corridas demandée par la SPA. La Société protectrice des animaux espérait que le cas de Bayonne pourrait créer une jurisprudence et mettre fin aux corridas en France.

Par Michel Garicoïx – Publié le 19 novembre 2020 à 12h47

Source: Le Monde

Le tribunal correctionnel de Bayonne a rejeté, mardi 17 novembre, la plainte déposée par la Société protectrice des animaux (SPA) contre les organisateurs de corridas dans cette ville. Ayant engagé plusieurs actions contre des villes taurines, telles Dax, Carcassonne, Béziers ou Nîmes en raison de « sévices graves ou acte de cruauté envers un animal », la SPA espérait que le cas de Bayonne pourrait créer une jurisprudence et mettre fin aux corridas en France.

Lors des débats, le 10 septembre, les défenseurs de la cause animale avaient fait valoir que la corrida est une pratique cruelle, majoritairement réprouvée par l’opinion publique. « Soixante-dix pour cent des personnes interrogées sont contre la corrida », avait pointé Nicolas Huc-Morel, l’avocat de la SPA. Pour appuyer sa demande, l’avocat avait également mis en avant la loi Grammont de 1850 réprimant les sévices à l’encontre des animaux domestiques, à un moment où sont également contestés, en France, les animaux dans les cirques ou les delphinariums.

« C’est une exacte application de la loi, telle qu’elle avait été déterminée par la Cour de cassation, le conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel [en 2012], et nous sommes satisfaits de cette lecture », avait rétorqué Philippe Moriceau, le défenseur d’Alain Lartigue, le mandataire des arènes de la ville et de l’ex-torero Juan Bautista (Jean-Baptiste Jalabert) assignés à la suite d’une corrida dans l’enceinte bayonnaise de Lachepaillet. Jean-René Etchegaray, le maire de Bayonne, était lui assigné pour « complicité ».

Une culture affirmée au fil des siècles

Si l’article 521-1 du Code pénal sanctionne les actes de cruauté envers les animaux, son alinéa 7 laisse par dérogation le champ libre aux corridas dans les villes où elle est une « tradition locale ininterrompue ». Mardi 17 novembre, le tribunal de Bayonne a ainsi motivé sa décision : « Force est de constater que, dans les arènes de la localité bayonnaise, la tenue régulière de courses de taureaux remonte à une époque fort ancienne et n’a jamais été interrompue, sauf pendant les guerres mondiales, si ce n’est en cette année 2020 pour cause de crise sanitaire. »

Olivier Baratchart, le directeur des arènes de Bayonne, en appelle à l’héritage romain, ainsi qu’à une culture affirmée au fil des siècles : « En 1289, on jouait déjà dans les rues à courir après vaches et taureaux, au point que s’en plaignaient les édilesPuis se sont répandus les spectacles taurins, menés alors surtout à cheval ». La « première vraie corrida moderne » a lieu dans la ville le 21 août 1853. Aujourd’hui, à Bayonne, les arènes peuvent accueillir 9 000 spectateurs payants.

Contrôle d’identité, police et racisme

Source: https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2020/07/16/les-discriminations-ethno-raciales-actuelles-en-matiere-de-controle-d-identite-s-ancrent-dans-l-apres-guerre-d-algerie_6046393_1653578.html

« En matière de contrôle d’identité, les discriminations ethno-raciales s’ancrent dans l’après-guerre d’Algérie »

Historien de la police, Emmanuel Blanchard retrace la généalogie de cette pratique policière controversée et l’héritage dans lequel s’ancrent, selon lui, les contrôles au faciès.

Défendus par les policiers mais contestés au sein d’une partie de la population, les contrôles d’identité font régulièrement parler d’eux pour les pratiques abusives et discriminatoires auxquelles ils peuvent donner lieu – les contrôles au faciès –, et pour les violences policières dont ils sont parfois à l’origine.

Maître de conférences à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et coauteur de Histoire des polices en France : Des guerres de religion à nos jours (Belin, 2020), Emmanuel Blanchard revient sur l’historique de cette pratique policière controversée et sur l’héritage dans lequel s’ancrent, selon lui, ses dérives.

A quand remonte la pratique du contrôle d’identité ?

Emmanuel Blanchard : Le contrôle des personnes mobiles et considérées comme étrangères à un espace donné est au fondement du travail de police. Sous l’Ancien Régime, les vérifications d’identité portaient avant tout sur les déplacements de diverses catégories de « pauvres hères » (mendiants, pèlerins, vagabonds, journaliers…). C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que l’extranéité et la « mauvaise mine », selon les mots de Victor Hugo, ont de plus en plus été associées à la nationalité.

La création de la première carte d’identité d’étrangers en 1917 marque un tournant dans l’emprise de l’Etat sur ces derniers. Les opérations massives de vérification d’identité, considérées comme des « rafles » par les défenseurs des libertés publiques, se concentrent de plus en plus sur les étrangers dits « indésirables » – une catégorie qu’on retrouve dans de nombreux textes des années 1930.

Ces descentes de police ou le « bouclage » de quartiers entiers, qui peuvent aussi concerner des prostituées, des vagabonds, des homosexuels, étaient généralement accompagnés de conduites au poste et de vérifications approfondies d’identité qui pouvaient durer plusieurs heures, voire une nuit ou une journée entière. L’absence de titre unifié d’identité et d’obligation de port de documents d’identification obligeait, en fait, à vérifier fichiers et registres dans l’enceinte même des commissariats, expérience que connaissaient aussi les manifestants interpellés, parfois de manière préventive, pour « troubles à l’ordre public ».

Les choses ont-elles changé à la Libération ?

A la Libération, la mémoire de pratiques policières ayant contribué à l’extermination de plus de 75 000 juifs de France aurait pu durablement discréditer les arrestations au faciès. Le souvenir en est, d’ailleurs, rappelé par des associations comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, qui s’oppose aux « rafles » et autres contrôles au faciès.

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Nouveaux mots français (2017-2019)

D’où viennent les nouveaux mots de la langue française ?

« Disrupter », « babache », « teriyaki »… les nouvelles entrées des dictionnaires témoignent d’une langue très influencée par l’anglais californien, et aussi d’une grande inventivité.

Par William Audureau Publié le 22 mars 2019 à 17h13 – Mis à jour le 22 mars 2019 à 18h24

Trois cents millions de locuteurs à travers les cinq continents, cinquième idiome le plus parlé au monde, second le plus enseigné… la langue de Molière et d’Orelsan rayonne, s’est félicité le ministère de la culture en ouverture de la Semaine de la langue française et de la francophonie, qui se déroule du 18 au 24 mars.

Et pourtant, nombreux sont ceux qui s’affolent de son supposé affaiblissement. « Halte au globish ! », écrivaient une centaine d’écrivains, essayistes, artistes et journalistes dans une tribunepubliée par Le Monde le 26 janvier, face à la redoutable « shakespearisation » qui menacerait notre langue.

Certes, les anglicismes fleurissent dans le langage courant. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils font leur entrée dans les dictionnaires, qui agissent avec prudence, comme l’explique Carine Girac-Marinier, directrice éditoriale du Petit Larousse :

« Nous voulons être le témoin des évolutions de la société, mais pas intégrer un mot qui serait une mode, poussé par une actualité brûlante, et qui pourrait ne plus être utilisé dans quelques mois. On attend parfois deux ou trois ans pour être certains qu’ils soient toujours là et bien rentrés dans toutes les catégories de la langue française. »

Ainsi, des termes depuis longtemps usités dans certains milieux spécialisés (vidéoludiquerétrofuturismepostapocalyptiquedjihadisme…) ou militants (racisé-éeinvisibiliser) n’ont été lexicalisés que ces trois dernières années. Vous les retrouverez dans cet article en gras et en italique.

Nous avons analysé les mots ajoutés aux deux principaux dictionnaires, le Larousse et le Robert, dans leurs trois dernières éditions, soit 2017, 2018 et 2019. Il en ressort un corpus d’un total de 410 unités de lexique.

Que nous apprend ce corpus ? Qu’entre le replay télévisuel, le storytelling politique, la communauté queer ou encore l’univers des fanfictions, l’anglais est bel et bien, et de loin, la langue étrangère qui contribue le plus à l’enrichissement de notre vocabulaire. Mais, somme toute, la principale source d’évolution du français est… le français lui-même. Tour d’horizon.

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Plus de la moitié viennent des différents types de français

  • 36 % : des évolutions internes du français commun

Cela peut ainsi paraître contre-intuitif, mais oui, la langue de Maître Gims est très forte pour se renouveler de l’intérieur. Néologismes (antépisodegrossophobieécolabélisésouplexvapoteuse), mots composés (seul-en-scènepollueur-payeur), acronymes (REPZAD), ou encore antonomases (bisounours, fraises maraparkour) : son inventivité formelle est indéniable.

Mais les nouveaux mots venus du français passent davantage inaperçus, ceux-là ressemblant souvent à des mots déjà existants. Difficile par exemple de se figurer que covoiturer ou déradicaliser sont des ajouts lexicaux récents. D’autres mots entrent seulement dans le dictionnaire alors qu’ils sont employés depuis longtemps dans certains milieux (vidéoludiquerétrofuturismedjihadisme…) ou militants (racisé-éeinvisibiliser).

Par ailleurs, certains nouveaux termes ne le sont qu’en partie : c’est leur sens qui a changé. Ce phénomène, dit de « néosémie » en linguistique, a ainsi vu maraudeur définir un bénévole travaillant dans la rue, rageux une personne agressive sur Internet, et toxiqueun comportement destructeur. Ils sont compatibilisés par les dictionnaires comme de nouveaux mots : ils témoignent eux aussi de l’évolution de la langue.

  • 5,8 % : des emprunts aux régions

Autre vivier : le « terroir ». Travers d’un pays à la longue tradition jacobine, il est de coutume de réduire le français et son évolution à ceux du français parisien. Or la langue palpite aussi dans les régions, à l’image des charmants babachebiloute, ou encore poutouner, qui ont enrichi le lexique national.

Les régions ont récemment apporté aux dictionnaires tout un vocabulaire affectueux, à l’image du schmutz, un bisou alsacien ; poutouner, faire des bises dans le Poitou ; ou la miaille du Lyonnais, un bécot particulièrement bruyant. « Ce sont souvent des mots de dialectes qui sont d’abord passés dans le français régional avant de se diffuser », retrace le linguiste et étymologue Alain Rey, interrogé par Le Monde.

Le vocabulaire français de la gastronomie est lui aussi très redevable des spécialités locales. Ainsi du boucané de La Réunion et des Antilles, le mannele d’Alsace, la noisettine du Médoc (un pain à la noisette), le socca niçois ou encore la gâche bretonne (qui, comme le mont Saint-Michel, est également revendiquée par la Normandie). Au pays de Rabelais, le gosier nourrit souvent la langue.

  • 14,6 % : des apports des pays francophones

C’est une bonne semaine pour le rappeler : le français ne vient pas que de France. Belgique, Suisse, Maroc, Cameroun, Sénégal… Toute la francophonie participe à l’évolution du vocabulaire, même si certains termes peuvent sembler totalement inconnus, voire incongrus à l’oreille d’un métropolitain.

Et sans surprise, c’est le français du Québec qui est la principale source de renouvellement du lexique, avec de nombreux néologismes liés aux technologies (baladodiffusiontéléverser), à l’environnement (carbocentreéconeutre), aux transports (l’emportiérage, tant redouté des cyclistes) ou encore des emprunts à la gastronomie (les appétissants pets-de-sœursortes de pains au raisin mais à l’érable).

On doit au français de Belgique le très chic zytologue (pour un expert en bières), le dégagisme politique (lui-même emprunté à la Tunisie), ainsi que le très utile goûter de dix-heures. Côté Suisse, signalons les biscômes, pains d’épices décorés, et la cramine, ce froid tellement violent qu’il brûle la peau.

En Afrique francophone, le Maghreb a apporté deux néologismes créatifs, les facanciers (pour les émigrés marocains revenant passer leurs vacances au pays) et youyouter (crier « youhou »), et amené aux dictionnaires deux mots d’étymologie arabe, la fatiha(fiançailles musulmanes) et la fouta (carré de tissu d’origine berbère porté par les femmes à la taille).

Le Larousse et le Robert sont un peu moins précis quant à l’origine des termes venus d’Afrique de l’Ouest et du Centre. « On a parfois du mal à savoir dans quel pays le mot est apparu pour la première fois, et on préfère alors préciser la région », admet Carine Girac-Marinier. Ils attribuent néanmoins au Cameroun et à la Côte d’Ivoire faroter(soudoyer) et yoyette (jeune fille à la mode).

Près de 4 mots sont 10 sont empruntés aux langues étrangères

Viennent enfin les emprunts aux autres langues. C’est un fait, le français est « cleptolexe », il aime chaparder du lexique dans les dictionnaires de ses voisins – plus de 160, en trois ans. Pour ce faire, il peut procéder de trois façons.

La première est l’emprunt classique, à l’identique (comme futsal, création du portugais du Brésil, ou hoverboard, de l’anglais). La deuxième est l’adaptation, ou la francisation, qui donne un air plus local (la graphie youtubeur, ou la formation du verbe troller, respectivement à la place de youtuber et to troll).

Enfin, la dernière est la plus subtile : c’est le calque, qui reconstruit à l’identique une idée venue d’ailleurs en la traduisant (comme post-vérité pour post-truth ou licorne pour unicorn, en économie). Certains termes d’apparence franchouillarde viennent ainsi d’ailleurs (comme superaliments, calque de l’anglais superfood, ou intersexe, francisation de l’allemand intersex). Pour mesurer l’influence des langues étrangères, il faut considérer les trois.

  • 16,6 % de mots venus de l’anglais

La langue de Shakespeare est ultradominante. Ce n’est pas une nouveauté de cette dernière décennie. Ce qui l’est, c’est la répartition géographique des termes empruntés. « Ils sont à 80 % nord-américains et à 50 % californiens : tout le vocabulaire des jeunes, du hip-hop, de l’informatique, vient de là », relève Alain Rey.

Dans le détail, l’anglais est effectivement omniprésent dans l’informatique (blockchainhackathonopen source, mais aussi les francisations cybersécuritédéfaçagewebinaire ou les calques mégadonnées et rançongiciel). Il l’est aussi dans les communications sur Internet (chatbotémoticôneGIFlikeretweeter, etc.), les questions de société (flexitarienpostvéritéqueer…), les loisirs (e-sport, gameursmusicalspoilerreplay…) ou encore l’économie (disruptionfablabstartuper…).

Pour autant, la supposée invasion du français par l’anglais est exagérée, nuance Carine Girac-Marinier.

« On est sur une tendance stable. C’est vrai qu’un certain nombre d’anglicismes sont poussés par les nouvelles technologies, mais il y a une vivacité de la langue française qui les remplace peu à peu, et des anglicismes d’il y a trente ans ont disparu des dictionnaires. »

A l’image de computer, remplacé par ordinateur, ou les serials, par les séries.

Par ailleurs, en raison de leur longue histoire partagée, l’opposition entre l’anglais et le français est parfois artificielle. L’anglicisme couponing vient à l’origine du mot français coupon, alors que le verbe français geeker, formé sur l’anglais geek, n’a en réalité aucun équivalent outre-Manche, où le verbe to geek n’existe pas. « C’est ça qui est extraordinaire dans la créativité de la langue », s’enthousiasme Carine Girac-Marinier.

« Même si on fait un emprunt, derrière on va l’utiliser dans un contexte qui n’aura pas d’équivalent dans la langue source. il y a un va-et-vient entre les langues. »

  • 22 % : des emprunts à 16 langues différentes

Loin derrière l’anglais, le japonais et l’italien sont les deux langues auxquelles le français des dictionnaires a le plus emprunté depuis 2017. Du premier, un goût certain pour les saveurs nippones (gomasiogyozateppanyakiteriyakiyuzu), mais aussi les arts traditionnels (kamishibaïkirigami), et une certaine culture visuelle (émojikawaï) – ou encore le tonfa des policiers. Du second, une avalanche gastronomique qui témoigne de l’incroyable italophilie des palais français : spritz en apéro, une farandole de burrattaciabattafocaccia en buffet, et un ristretto servi par un barista en digestif.

Les emprunts à l’arabe sont très peu nombreux au regard de sa pénétration dans le parler populaire, à l’image de l’interjection sheh ! (« bien fait ! »). « On s’est posé la question pour “sheh”, il n’est pas encore entré, cela ne veut pas dire qu’il ne rentrera pas », tempère Carine Girac-Marinier.

« Nous avons deux critères, quantitatif (son occurrence), et qualitatif, qu’il traverse toutes les catégories de la population et tous les âges. Il est plutôt utilisé par les jeunes, les ados, et pas encore chez les quarantenaires et au-delà. »

Les autres langues sources ne fournissent que très peu de mots au français. Ces derniers proviennent surtout de l’univers de la nourriture : ainsi du chia (issu de l’aztèque) et du fonio (wolof), ou des thés rooibos (afrikaans) ou oolong (mandarin). S’y ajoutent des fruits exotiques, comme le combava (malais), la main de Bouddha(calque du tibétain) ou encore l’acérola (espagnol péruvien).

5 % de composés savants et créations supraétatiques

Last but not least, les inclassables. On chercherait en vain à définir leur origine : ils ne viennent pas d’un pays en particulier, mais de la communauté scientifique ou d’organisations supraétatiques. Les termes écosystémiqueeurométropole et myéloprolifératif ont ainsi été formés et introduits par l’Organisation des Nations unies (ONU), la Commission européenne ou encore l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Les composés savants conçus par la communauté scientifique donnent quelques-unes des créations les plus surprenantes. A l’image de nihonium, élément chimique formé à partir d’un mot japonais (nihon, signifiant Japon) et un suffixe… latin. Preuve, s’il en est, que le français fait feu de tout bois pour s’enrichir.

Pour le tableau qui recense 410 mots parmi les nouveaux apparus dans le dictionnaire entre 2017 et 2019: Origine_nouveau_mots_article_LeMonde

Source: https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/22/d-ou-viennent-les-nouveaux-mots-de-la-langue-francaise_5439961_4355770.html

Karambolage sur Arte ou une conversation franco-allemande

« Karambolage », l’émission qui se joue des clichés entre la France et l’Allemagne

Diffusé sur Arte depuis quinze ans, « Karambolage » décortique les particularités culturelles françaises et allemandes avec drôlerie. Le programme fêtait sa 500e le 10 février.

Par Cécile Boutelet Publié le 11 février 2019 à 11h50

La récente polémique française autour du traité d’Aix-la-Chapelle a montré qu’en matière franco-allemande les poncifs ont la vie dure. La présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen, et le député Nicolas Dupont-Aignan ont soutenu dur comme fer que ce traité, signé le 22 janvier par le président Macron et la chancelière Merkel dans le dessein de renforcer les relations entre l’Allemagne et la France, envisageait entre autres… de vendre l’Alsace et la Lorraine à Berlin. Outre-Rhin, le très sérieux quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung a pris la chose avec humour. A la « une », il a publié une grande photo de casque à pointe jaune doré, en commentant : « Il n’y a apparemment plus rien qui soit assez absurde pour que personne n’y croie. »

Jouer la carte de l’humour contre les clichés les plus éculés, c’est aussi le mot d’ordre de l’émission d’Arte « Karambolage », qui fêtait, le 10 février, sa 500e. Depuis quinze ans, chaque dimanche soir à 20 heures, elle décortique les particularités culturelles françaises et allemandes qui en disent tant sur les représentations collectives. Ses onze minutes sont devenues cultes, en particulier depuis que les réseaux sociaux ont consacré les formats vidéo courts. « Karambolage » rassemble chaque dimanche un million de spectateurs des deux côtés du Rhin.

Du détail à l’universel

La productrice et réalisatrice Claire Doutriaux a eu l’idée de l’émission à son retour en France, après quinze ans passés en Allemagne. « Il me semblait que les Français avaient une vision de l’Allemagne qui ne correspondait pas à ce que j’avais vécu. Il y a aussi des clichés côté allemand. Et j’avais besoin de parler de ces questionnements culturels qui nous obsèdent quand on vit entre deuxpays », raconte-t-elle dans un restaurant de Berlin, attablée devant une roulade de cerf, un plat typique de la région, mais sans doute inspiré par les huguenots français immigrés en Prusse au XVIIe siècle. A Paris, son équipe de « Karambolage » rassemble d’authentiques Franco-Allemands, qui travaillent selon le mot d’ordre suivant : « Partir du détail pour ouvrir vers l’universel. »

Chaque sujet a pour point de départ un étonnement vécu qui débouche sur un questionnement entre les deux cultures. Il peut s’agir d’un mot, d’un souvenir, d’un rite ou d’un objet du quotidien. Ainsi la colonne Morris, emblématique de Paris, qui fut en réalité inventée à Berlin. Ou la révélation progressive du visage de François Mitterrand à la télévision – un procédé inédit – le soir de sa victoire en 1981. Ou encore la controverse française pain au chocolat/chocolatine. La forme est une des caractéristiques les plus fortes de l’émission : le propos est porté par un graphisme impertinent, sur lequel travaillent en permanence trente personnes des deux côtés du Rhin.

« On prend le parti du second degré, de l’autodérision, mais en donnant les clés de compréhension à tous. C’est cela qui crée une vraie communauté de regard entre Français et Allemands. » Claire Doutriaux, productrice et réalisatrice de « Karambolage »

Parfois, l’émission s’aventure jusque dans l’intimité des rapports franco-allemands. Dans une émission sur la Saint-Valentin, Claire Doutriaux livre ainsi quelques indiscrétions sur sa jeunesse dans l’Allemagne de l’Ouest des années 1970, alors en pleine libération sexuelle. Et s’interroge : comment parle-t-on de sexe dans les deux langues ? Pourquoi les Français ont-ils tant d’expressions pour dire « faire l’amour » ? Au fil des années, l’attente sur ce sujet est devenue forte. Au courrier des lecteurs de l’émission, de nombreux couples franco-allemands, politiques ou non, cherchent à comprendre pourquoi la fougue des
premiers temps a laissé place aux incompréhensions…

Car, entre Français et Allemands, comment rester léger et profond malgré le passé et les comparaisons incessantes entre deux modèles qui tendent indéfiniment à vouloir désigner un gagnant et un perdant ? Après quinze ans de « Karambolage », le retour d’expérience peut être médité : « On prend le parti du second degré, de l’autodérision, mais en donnant les clés de compréhension à tous. C’est cela qui crée une vraie communauté de regard entre Français et Allemands. »

En dépit de la récente polémique, Claire Doutriaux ne croit pas à un déclin des échanges. « En France, on s’intéresse beaucoup plus à l’Allemagne qu’aux débuts de “Karambolage”. Il y a l’effet Merkel, qui a changé l’image du pays, et Berlin, qui est devenue une référence culturelle. Pour une certaine génération de jeunes, les voyages et les week-ends dans les pays voisins sont banals. Et, parmi eux, l’Allemagne est devenue une destination évidente. »

Cécile Boutelet (Berlin, correspondance)

Source: https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2019/02/11/karambolage-l-emission-qui-se-joue-des-cliches-entre-la-france-et-l-allemagne_5422017_4500055.html

55 nations autochtones au Canada = Premières Nations

Autochtones et histoire coloniale, comment composer avec l’héritage du passé ?Un débat du Monde Festival Montréal

LE MONDE | 

DÉCRYPTAGE

La France comme le Québec possèdent un passé douloureux d’anciens colonisateurs. La décolonisation française, qui s’opère à partir de 1945, laisse encore des traces. De son côté, le Québec doit composer avec un passé autochtone, et décider comment celui-ci doit être reconnu dans le discours national.

Faut-il revoir l’enseignement de l’histoire pour y inclure davantage le passé colonial et la réalité autochtone ? Devrions-nous reconnaître des droits accrus aux communautés, voire reconnaître des territoires, comme cela fut le cas avec Montréal ? Déboulonner des personnages historiques qui ont un passé douteux ?

Ces questions ont été débattues avec la romancière Alice Zeniter, Prix Goncourt des lycéens 2017, pour L’Art de perdre, l’historien et président du Conseil d’orientation de la cité nationale de l’histoire de l’immigration, Benjamin Stora, l’activiste autochtone Michèle Audette, le chirurgien autochtone Stanley Vollant. Un débat organisé dans le cadre du Monde Festival Montréal le 26 octobre 2018. Animé par Jean-François Nadeau, journaliste au Devoir.

POUR ALLER PLUS LOIN

https://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/patrimoine-autochtone/premieres-nations/Pages/introduction.aspx

https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89-659-x/89-659-x2018001-fra.htm

https://www.canada.ca/fr/services/culture/histoire-patrimoine/histoire-autochtone.html

Sexe, race et colonies: Matrice de domination (Colonial Framework)

L’ouvrage “Sexe, race & colonies” d’un collectif d’historiens sur l’imagerie du corps sous domination coloniale, fait à la fois référence et débat en France. L’historien Pascal Blanchard est l’invité de France 24.

Le livre en impose par son ambition historiographique, par le nombre de photographies réunies, par l’ampleur du sujet – des siècles et des continents parcourus. “Sexe, race & colonies, la domination des corps du XVe siècle à nos jours” (éditions La Découverte) jette un regard historique et transnational sur l’accaparement des individus jusque dans leur intimité, au nom de la domination occidentale.

Plus d’un millier de peintures et de photographies permettent de prendre la mesure du corps-à-corps entre colons et colonisés, perçus comme étant à disposition, sexualisables à l’envi. Le travail d’un collectif de 97 historiens sous la direction de Pascal Blanchard, spécialiste du fait colonial et de son imaginaire au Laboratoire communication et politique du CNRS, scrute tout le panel de cette imagerie, tour à tour fantasmagorique et tristement réelle, de la représentation érotisée des “sauvages” dès le XVe siècle jusqu’à des cartes postales dégradantes envoyés en Europe par les colons établis dans les pays du Sud aux XIXe et XXe siècles. Le phénomène ne se résume pas aux colonies françaises en Afrique, l’Empire japonais et l’Amérique ségrégationniste ont connu les mêmes logiques d’assujettissement sexuel des corps.

Cet ouvrage donne à voir combien “l’Occident s’est arrogé un droit sur l’autre. La domination des terres s’est accompagnée d’une domination des corps. C’était un safari incroyable. L’homme blanc se sentait intouchable”, explique Pascal Blanchard sur France 24. “Dès le XVe siècle, la peinture raconte l’histoire d’un paradis perdu. Ces corps nouveaux fascinent, alors même que les Occidentaux cachent le leur. Mépris et attirance se sont entrecroisés. Ce qui était un paradis pour les uns était l’enfer des autres”, juge l’historien.

Durant quatre années, le collectif a fouillé quelque 450 fonds privés et publics dans le monde, en Europe, aux États-Unis, en Asie, et s’est heurté à des obstacles. “Les musées ont refusé de nous céder les droits pour les œuvres de Gauguin qui posent énormément problème. Les héritiers de Hergé ont également mis leur veto pour utiliser des dessins de ‘Tintin au Congo’. Sans compter les marques qui ont refusé que leurs publicités interraciales soient dans le livre”, relate Pascal Blanchard, convaincu que le sujet dérange encore.

“Prendre les images au sérieux”

Peut-on décoloniser les images sans montrer les images ? L’ouvrage s’est attiré des critiques. Le collectif Cases rebelles ironise sur l’intention de ces “bonnes âmes” qui, “sous prétexte de dénoncer ou d’analyser”, ne fait que “reconduire la violence en diffusant massivement des images de femmes non-blanches humiliées, agressées, dont certaines sont encore des enfants sur les clichés en question. Comme si la reproduction de ces images avait cessé d’être profondément attentatoire à leur dignité, comme si elles n’affectaient plus leurs descendant.e.s et tout.e.s les héritier.e.s – côté victimes – de cette violence coloniale.”

Parmi les historiens qui ont participé à l’ouvrage, Christelle Taraud, spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial, particulièrement dans les pays du Maghreb, s’explique : “Il y a assez peu d’ouvrages qui prennent au sérieux les images”, affirme-t-elle lors des Rendez-vous de l’histoire organisés à Blois, le 13 octobre 2018. “Pour parler de domination coloniale, il fallait donc nous emparer de ce matériel image qui a toujours posé beaucoup de problèmes aux historiens, ou a été traité de façon illustrative, poursuit l’historienne. On voulait replacer ces images au cœur de notre propos. A partir du XIXe siècle et l’invention de la photographie, l’essentiel de la domination symbolique est passé par la domination visuelle. Et nous sommes persuadés que les stéréotypes d’hier affectent très lourdement nos sociétés contemporaines.”

Le succès du tourisme sexuel dans les pays anciennement colonisés, le fantasme de la “beurette” supposément sensuelle, sont autant d’héritages non assumés de cette imagerie dominatrice, estime le collectif d’historiens, qui se défend d’avoir versé dans le sensationnalisme. “Les images ont une puissance, elles sont perturbantes, bouleversantes, admet Nicolas Bancel, invité de la table ronde consacrée à l’ouvrage aux Rendez-vous de l’histoire. Elles font résonner en nous des zones obscures de l’inconscient. Nous avons travaillé à ce que ce livre fasse réfléchir, qu’il permette la distance. On a particulièrement réfléchi à l’intertextualité, le rapport entre le texte et l’image.”

Vertige et violence de la reproduction

Précisément, cette intertextualité est l’objet de critiques. L’habillage de l’ouvrage, la typographie du mot “sexe” qui s’étale en couverture, la reproduction en grand format et sur papier glacé des photographies de personnes nues et maltraitées, la prégnance des images au détriment du texte, participent au rejet du livre.

Ce format de publication ne se soucie pas “de la matérialité de l’objet d’histoire que l’on fabrique” et vient “contredire le projet des auteurs”, écrit Philippe Artières dans Libération. Les photographies sont “crues, pornographiques et violentes”, atteste la militante féministe Mélusine, qui plaide pour le “respect” envers “toutes leurs lectrices d’aujourd’hui, en particulier pour celles qui reconnaissent ces corps au leur si semblables et qui continuent de souffrir des conséquences sociales, morales et physiques de cet imaginaire sexuel raciste, qui n’a pas cessé d’exciter l’œil des spectateurs”. “On vomit parce qu’on a cru ouvrir un livre d’histoire, et qu’on se retrouve en train de feuilleter un gros beau livre porno, écrit Daniel Schneidermann. Vous savez, les beaux livres, sur les tracteurs, les peintres du Quattrocento ou les pipes en écume ? Cette fois, c’est un beau livre de viols coloniaux.” Florent Georgesco dans Le Monde admet également que “l’ensemble souffre au bout du compte de définir le sexe colonial de manière si large, sans les nuances qu’une pensée critique plus solide aurait permises, qu’il devient une réalité vague, propre à accueillir tous les sentiments. Même la fascination.”

“On ne les appelle pas des photos érotiques”, se défend Pascal Blanchard sur France 24. “On les appelle des images de la domination coloniale. Vous avez vu un homme qui presse le sein d’une femme ? C’est un safari sexuel. Et on n’a pas tout montré, les images de pédophilie n’ont pas été publiées. Si on veut comprendre comment à l’époque, à travers ces photographies, on a légitimé le droit de posséder le corps de l’autre, il faut montrer ces images.”

Nicolas Bancel dresse un parallèle avec la réception de l’ouvrage américain “Without Sanctuary” (éditions Twin Palms Publishers, 2000), qui rend compte d’une abondante iconographie du lynchage aux États-Unis. Sur les cartes postales et sur les photographies amateur, la présence des enfants blancs dans le public, tout comme l’esthétisme des clichés, dérangent fortement. “Les premières réactions à ce livre et à ces images ont été extrêmement violentes parmi les Noirs américains, jusqu’à ce qu’ils s’en emparent”, relate l’historien. De la même façon, le temps permettra aux images coloniales d’être “digérées, comprises, dépassées”, estime Christelle Taraud.

Quid du droit à l’image

Faut-il se désoler de l’impréparation d’une société à affronter la force dérangeante de ces images, ou alors faire une place à l’émotion que suscite cet ouvrage ? La distanciation voulue par les auteurs du livre a-t-elle pris en compte, dans son champ de vision, la présence des descendants des colonisés qui vivent cette publication comme une nouvelle violence ?

“Ces victimes sur les photographies publiées sont nôtres, elles sont de chez nous, de nos terres, de nos familles, affirme le collectif Cases rebelles. Nous ne sommes pas éloigné.e.s, pas détaché.e.s de ces corps. Aujourd’hui encore, nous portons au quotidien le poids de ces hypersexualisations violentes, de ces hyperaccessibilités au corps colonisé”, rappelle le collectif qui pose la question du droit à l’image : “À la question de savoir si ces photos doivent être montrées dans l’absolu, nous répondons clairement : ne serait-ce pas d’abord aux personnes figurant sur les photos de répondre ? Les femmes, les enfants humilié.e.s, exhibé.e.s sur ces photos, ou leurs ayants droit, ont-ils donné leur autorisation ? Est-ce que quelqu’un connaît même leurs noms ?”

Sans répondre à ces critiques – Pascal Blanchard n’a pas affronté de contradiction en public lors des Rendez-vous de l’histoire à Blois, ni honoré l’invitation de l’émission “Arrêt sur images” de débattre à plusieurs –, l’historien conclut sur France 24 : “Nous sommes en train de découvrir l’histoire de la domination masculine. C’est une longue histoire, qui n’est pas née avec #MeToo, et ne s’arrêtera pas dans les quelques mois qui viennent. C’est très complexe d’aborder l’histoire de la domination masculine parce que par définition ça nous fait peur, parce que ça bouleverse tous nos repères.”

Le malaise face aux images serait donc le miroir d’un désarroi. Ou peut-être le signe que la distance et le respect n’ont pas encore trouvé leur place dans cette longue histoire du rapport au corps.